Eglise libérale et communauté des chrétiens

L'Eglise catholique libérale et la Société théosophique

Dans une lettre ouverte qu'elle adressa à l'archevêque de Cantorbéry en 1887 - ou qui fut publiée sous sa signature: l'auteur aurait en réalité été un autre théosophe (United Lodge of Theosophists 1951:131 et 179) - , H.P. Blavatsky définissait ainsi la position de la Société théosophique vis-à-vis des religions:

«(...) la théosophie n'est pas une religion, mais une philosophie, à la fois religieuse et scientifique, et (...), jusqu'à présent, son oeuvre principale a été de faire revivre dans chaque religion l'esprit propre qui l'anime en l'encourageant et en l'aidant à approfondir la véritable signification de ses doctrines et de ses pratiques. Les théosophes savent que, plus on pénètre profondément dans la compréhension des dogmes et des cérémonies de toutes les religions, plus leur similitude cachée devient apparente, jusqu'à ce que, finalement, on arrive à la perception de leur unité fondamentale. Ce terrain commun qui leur est propre n'est autre chose que la théosophie - la doctrine secrète de tous les âges qui, diluée et déguisée pour s'adapter aux capacités de la multitude et aux nécessités de l'époque, est cependant restée le noyau vivant de toutes les religions.» (Blavatsky 1909: 1-2)

En même temps, la lettre afftrmait que le christianisme, contrairement aux religions orientales, avait perdu la «doctrine secrète de Jésus», le fondement ésotérique: ce n'est donc que par l'étude des religions et philosophies orientales «que les chrétiens peuvent arriver à une véritable compréhension de leurs propres croyances, et découvrir le sens caché des paraboles et des allégories dites par le Nazaréen» (Blavatsky 1909:7-8). On pourrait dire que ces propos décrivaient par avance la démarche intellectuelle qui allait présider à la naissance de l'Eglise catholique libérale.

Celle-ci tient sa succession apostolique d'Arnold Harris Mathew (1852-1919), anglican devenu prêtre catholique avant de retourner à l'anglicanisme, qui réussit en 1908 à obtenir d'évêques vieux-catholiques la consécration épiscopale, pour rompre avec Utrecht moins de trois ans après. Parmi ceux qui s'approchèrent de Mgr Mathew et qu'il ordonna, figuraient plusieurs théosophes, notamment James lngall Wedgwood (1883-1951), ordonné prêtre par Mgr Mathew en 1913 et élevé à l'épiscopat en 1916 par un évêque qu'avait consacré également Mathew. La même année, en Australie, Wedgwood consacra Charles Webster Leadbeater, cet ex-ecclésiastique anglican qui avait suivi RP. Blavatsky et était devenu un théosophe de premier plan (cf. Tillett 1982), ayant notamment «découvert» (par clairvoyance, affirmait-il) le futur «Instructeur du Monde» en la personne du jeune Krishnamurti.

L'intitulé «vieux-catholique» fit place à celui d' «Eglise chrétienne libérale» en 1917, puis d'«Eglise catholique libérale» en 1918. L'une des premières tâches de Leadbeater et de Wedgwood fut la mise au point d'une liturgie. Ils prirent pour base la structure du rite catholique romain, mais en l'adaptant; ils supprimèrent en particulier toute expression de crainte ou allusion à la «colère» divine. Le christianisme fut revu à la lumière des enseignements théosophiques. L'Eglise catholique libérale «traduit ainsi les cérémonies de la messe et des sacrements par des constructions de forces magnétiques et d'égrégores occultes» (Thibauderie 1962:74). Pendant la célébration est construite une «forme-pensée, ou édifice eucharistique», «au moyen de l'accomplissement précis des rites»: «Cet édifice est construit de matière appartenant à des plans divers: mental, astral et éthérique et, à la dernière période du service, la matière introduite provient de plans encore plus élevés.» (Leadbeater 1926:12) L'allure extérieure est très proche de celle d'une Eglise de tradition catholique, mais le contenu spirituel bien différent.

Le premier évêque-président de l'Eglise catholique libérale fut Wedgwood, auquel Leadbeater succéda en 1923. On a trouvé et on trouve toujours les noms d'un certain nombre de théosophes dans les rangs du clergé de l'Eglise catholique libérale. La Suisse ne fait pas exception à cette règle. L'Eglise catholique libérale aurait été présente en Suisse romande assez tôt déjà. La paroisse de Genève (dont la messe mensuelle était, jusqu'à une date récente, célébrée dans les locaux de la Société théosophique) se trouve placée sous la protection de Saint-Gabriel et celle de Lausanne sous l'égide du Saint-Esprit. Il s'agit de groupes numériquement restreints, dans la juridiction de la Province de France, de Suisse romande et d'Amérique du Nord de l'Eglise catholique libérale.

La Communauté des chrétiens et la Société anthroposophique
A l'époque même qui vit la naissance de l'Eglise catholique libérale, un phénomène non sans ressemblance se produisit dans le contexte anthroposophique; mais très différentes furent les circonstances qui conduisirent à la naissance de la Communauté des chrétiens:
«En 1921, quelques jeunes gens étaient allés voir Steiner et lui avaient demandé conseil, dans leur recherche d'une activité religieuse qui, rompant avec l'esprit des Eglises existantes, s'orienterait vers une spiritualité nouvelle. A l'Université, ils n'avaient pas trouvé ce qu'ils cherchaient, et ils se tournaient vers l'anthroposophie avec conflance, avec espoir. Après un bref temps de réflexion, Steiner accéda volontiers et activement à leurs désirs. Il avait toujours insisté sur le fait que la Société anthroposophique n'est pas une Eglise, et qu'elle n'a pas non plus le dessein de fonder une Eglise nouvelle. Elle laissait bien plutôt à chacun la liberté entière d'organiser sa vie religieuse comme il l'entendait. Aussi fallait-il qu'une volonté d'activité religieuse vienne d'ailleurs et que la responsabilité d'une fondation nouvelle repose sur d'autres personnes. Ces conditions une fois réalisées, Steiner pourrait apporter son aide.» (Rittelmeyer 1980:155)
Pendant l'été et l'automne de 1921, Steiner donna à ces jeunes gens deux séries de cours sur les possibilités de renouveau religieux. Le premier «acte de consécration de l'homme» (Menschenweihehandlung) - c'est ainsi qu'est dénommé le sacrement de l'autel dans la Communauté des chrétiens - fut célébré au Goetheanum de Dornach, le 16 septembre 1922, par Friedrich Rittelmeyer (1872-1938), pasteur protestant allemand auquel ses prédications avaient valu une large notoriété et qui était devenu anthroposophe; il résigna par la suite ses fonctions ecclésiastiques et prit la direction de la Communauté des chrétiens.
Bien qu'éloigné des interprétations du christianisme traditionnel, l'enseignement de Steiner adoptait une perspective christocentrique, et son initiative est donc moins surprenante que celle des créateurs de l'Eglise libérale. Il existait déjà un «Bund anthroposophischer Pfarrer», auquel appartenaient en Suisse non seulement des pasteurs protestants, mais également deux prêtres vieux-catholiques (Hugo Schuster et Neuhaus) (Gädeke 1990:277). Steiner leur avait donné certaines indications rituelles,
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vers 1918-19, notamment pour des célébrations (baptêmes, funérailles) demandées par des anthroposophes (Gädeke 1990:279-280); le rituel des funérailles de la Communauté des chrétiens correspond d'ailleurs à celui que Steiner avait donné à Schuster (Flensburger Hefte 1988b:l04-105), de même que le texte du culte religieux pour les écoles fondées sur sa pédagogie est identique à celui donné par Steiner pour le culte des enfants de la Communauté des chrétiens (Fiensburger Hefte 1988b:66-69). Peu d'adhérents du «Bund anthroposophischer Pfarrer» devinrent par la suite membres de la Communauté des chrétiens (Gädeke 1990:352).
A l'aide de ses facultés de «clairvoyance», Steiner dota donc la Communauté des chrétiens de ses formules liturgiques; il était présent lors du premier «acte de consécration de l'homme» (et ses obsèques furent d'ailleurs célébrées par Rittelmeyer selon le rituel de la Communauté des chrétiens), mais il ne le célébra jamais lui-même: Steiner agit en tant que conseiller et intermédiaire avec le monde spirituel, mais n'exerça jamais la moindre fonction de responsabilité au sein de ce mouvement.
Parmi les premiers prêtres ordonnés au sein de la Communauté des chrétiens en 1922 se trouvait une Suissesse, Gertrud Spörri (1894-1968) - la Communauté des chrétiens admet en effet aussi bien les femmes que les hommes au sacerdoce. La jeune théologienne bâloise joua même un rôle important dans t'impulsion qui déboucha sur un premier cours pour 18 théologiens en juin 1921 (Gädeke 1990:273-275). Gertrud Spörri était la seule non-Allemande du cercle fondateur, mais deux autres Suisses furent ordonnés en 1927 (Schroeder 1990:93). La Communauté des chrétiens s'implanta en Suisse dès 1926 (Schroeder 1990:99). Elle y est aujourd'hui solidement établie. Dans des villes comme Bâle, Zurich, Berne ou Genève, l'«acte de consécration de l'homme» est, dans la mesure du possible, célébré quotidiennement (le clergé de la Communauté des chrétiens exerce son ministère à plein temps). Il existe encore des groupes à Saint-Gall, à Aarau et à Schaffhouse (desservis par Bâle), à Coire (desservi par Saint-Gall), à Lucerne et à Bienne (desservis par Berne), à Ascona et à Lugano (également desservis par Berne), à Lausanne.
Des approches liturgisantes
Les approches proposées par l'Eglise catholique libérale et la Communauté des chrétiens présentent des parallèles, à commencer par le caractère profondémentritualiste de l'un et l'autre mouvement. Le service liturgique y est conduit avec beaucoup de soin. C'est autour de l'accomplissement de l'acte sacramentel que s'unissent les fidèles, auxquels il n'est demandé d'adhésion à aucune confession de foi dogmatique et qui restent en principe libres en matière de croyance (la communion est accessible à quiconque désire y prendre part). Bien entendu, nombre de ces fidèles sont familiers avec la vision théosophique, respectivement anthroposophique.
Dans les deux cas également, on observe une relation ambiguë entre ces groupes et les courants dont ils sont issus. Tant l'Eglise catholique libérale que la Communauté des chrétiens se défendent vigoureusement d'être une «Eglise théosophique» ou une
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«Eglise anthroposophique», mais cette question mérite un examen plus attentif.
En 1916, Leadbeater se félicitait de voir le mouvement naissant «entièrement dans les mains de théosophes» et le concevait comme un «canal pour la préparation de [la] Venue» de l'Instructeur du Monde - un instrument à mettre au service de celui-ci (Tillett 1982:172). La croyance à l'Instructeur du Monde figurait même au nombre des principes affichés par l'Eglise catholique libérale, mais en fut supprimée lors du synode épiscopal de janvier 1930 - après le refus de Krishnamurti d'assumer le rôle que les dirigeants de la Société voulaient lui faire jouer (Tillett 1982:236-237). La décision prise alors par Krishnamurti causa d'ailleurs, dans un premier temps, un profond trouble dans les rangs de l'Eglise libérale (Norton 1990:103-108).
En 1919 déjà, Mgr Wedgwood tenait à affirmer qu'on pouvait être membre de l'Eglise catholique libérale «sans avoir à donner quelque allégeance que ce soit à la Société théosophique ou quelque approbation de ses doctrines caractéristiques»; l'Eglise catholique libérale n'entendait pas s'adresser seulement ou en premier lieu aux théosophes (Piepkorn 1977:296). Il reconnaissait néanmoins que les adhérents à la Société et à l'Eglise se recoupaient dans d'importantes proportions et que tous les dirigeants de l'Eglise libérale étaient des théosophes (Tillett 1982:185). Ce qui ne signifie pas, en revanche, que tous les théosophes apprécièrent la naissance de l'Eglise: soupçonneux à l'égard des institutions religieuses, et plus encore de la référence catholique, un certain nombre de membres de la ST ne furent pas loin de voir dans cette initiative une perversion des principes théosophiques, voire une douteuse organisation qui utiliserait la Société pour ses propres buts (Platt 1982:30-34 et Norton 1990:16-18). Lors du Congrès théosophique mondial de Chicago, en août 1929, moins d'un mois après la percutante déclaration de Krishnamurti, la question des rapports entre la ST et l'Eglise catholique libérale donna lieu à de vifs débats: particulièrement dans la Section américaine de la ST se manifestait «une hostilité générale à l'égard de l'Eglise catholique libérale»(Bulletin théosophique, déc. 1929, pp.27-30).
Annie Besant déclara toujours se distancer de ceux qui auraient voulu faire de l'Eglise catholique libérale (ou de toute autre fonDe religieuse) la religion de la Société théosophique. Elle admettait en revanche que l'Eglise libérale s'inscrivait dans une perspective de «théosophisation» des religions, afin de leur rendre «les vérités telles qu'elles [leur] ont été données par leur fondateur»: «(...) sa mission est d'atteindre les chrétiens qui ne sont pas des théosophes et de leur rendre les joyaux précieux que le christianisme, tel qu'il est est enseigné par l'Eglise romaine et par l'Eglise protestante, a surchargés et perdus. Dans ce sens, c'est du christianisme "théosophisé", c'est-à-dire du christianisme rendu à son grand et riche héritage.» (Bulletin théosophique, février-avril 1920, p. 20)
Formellement et juridiquement, l'Eglise catholique libérale est une entité tout à fait séparée de la Société théosophique; infonnellement, les liens sont multiples: cette différence entre situation formelle et infonnelle porte en elle les gennes de conflits et de tensions (Pruter et Melton 1983:92-93). A plusieurs reprises, des ecclésiastiques «catholiques libéraux» ont eu le sentiment qu'il convenait de détacher totalement leur
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Eglise des influences théosophiques; aux Etats-Unis, cela a même provoqué quelques petits schismes.
De même que le rôle central d'éminents théosophes dans l'Eglise catholique libérale entraîna des amalgames, malentendus et oppositions qui forcèrent Annie Besant à réagir, l'adhésion parallèle d'un certain nombre de personnes à la Société anthroposophique et à la Communauté des chrétiens n'a pas fini de créer des frictions, ainsi qu'en témoignent certaines publications récentes (cf. Hüttig 1986).
Les premiers problèmes se produisirent dès 1922: fascinés par le culte de la Communauté des chrétiens, certains anthroposophes en arrivèrent à le considérer comme le «couronnement de l'anthroposophie» (Plato 1986:55). Sans doute faut-il y voir une expression de l'attitude décrite en 1946 par un périodique anthroposophe français à propos de ceux qui cherchent à combiner anthroposophie et religion:
«Ils ressentent à la fois les deux aspirations: celle d'un esprit aussi avide de connaissances spirituelles que l'oeil est avide de lumière - et celle d'une âme sensible, exigeante qui réclame sa part de douceur à l'abri des traditions, sa part d'enchantement dans la beauté des cultes, sa part d'amour divin que la Grâce fait pleuvoir sur eux comme l'eau du ciel sur la terre sèche. Il leur semblerait trop sec de ne se nourrir que d'idées, si sublimes soient-elles. Il leur faut le langage sensible des sacrements.» (Rihouët-Coroze 1978, I:272)
La liturgie de la Communauté des chrétiens ne pouvait manquer d'exercer son attrait sur une partie des anthroposophes - tout en ayant le sentiment de s'engager dans une activité cautionnée par Steiner lui-même. Il y eut des cas extrêmes de branches anthroposophiques locales, en Allemagne, qui fermèrent pour passer en bloc à la Communauté des chrétiens! Craignant l'affaiblissement qui risquait d'en résulter pour l'activité anthroposophique proprement dite, Steiner prit alors position: il déclara qu'il avait agi à titre purement privé en conseillant les prêtres de la jeune Communauté des chrétiens et précisa que celle-ci ne devait pas rechercher ses adeptes dans les rangs des anthroposophes, lesquels n'avaient pas besoin du complément d'une forme cultuelle (Wehr 1987:319). Rittelmeyer également présentait la Communauté des chrétiens comme dirigée en priorité vers les non-anthroposophes: «L'humanité dans son ensemble ne peut pas attendre que le but soit atteint. La plupart des gens ne s'intéressent guère à la lutte de cette conception du monde qui cherche à s'afftmler. Mais pour ces gens on peut concevoir l'importance d'un culte qui soit en parfaite harmonie avec la connaissance spirituelle anthroposophique; sans elle, il ne pourrait pas vivre; mais il n'enseigne pas, il ne présuppose pas cette connaissance spirituelle; un tel culte communique à l'homme d'une manière immédiate ce qui le relie à la réalité suprême.» (Rittelmeyer 1980:160-161)
D'autre part, selon Rittelmeyer lui-même, un certain nombre de personnes seraient «venues par nous [c'est-à-dire par la Communauté des chrétiens] à la Société anthroposophique» (cité par Hüttig 1986:53).
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Si la Communauté des chrétiens n'est pas la «branche religieuse de l'anthroposophie» , mais le fruit de la réponse apportée par les révélations de Steiner aux interrogations de jeunes théologiens, il n'en reste pas moins que les deux groupes ont la même source, puisque la théologie de la Communauté des chrétiens «se fonde pour l'essentiel sur la science spirituelle de Rudolf Steiner», qui qualifia un jour cette Communauté de «fille du mouvement anthroposophique» (Flensburger Hefte 1988a:59-60). La fondation de la Communauté put avoir lieu parce que Rudolf Steiner était «le messager d'une nouvelle époque christique» («der Bote einer neuen Christuszeit») (Flensburger Hefte 1991:22). La Communauté des chrétiens ne serait pas pensable sans l'anthroposophie, tandis que l'anthroposophie pourrait parfaitement exister sans la Communauté des chrétiens (Flensburger Hefte 1988b:94). Johannes Lenz, l'un des responsables de la Communauté (la Suisse relevait de sa juridiction jusqu'au début de l'année 1992), reconnaît que les prêtres de son mouvement sont aussi «en général» anthroposophes (Flensburger Hefte 1988a:19). Un chercheur britannique croit pouvoir affinner de bonne source que les deux tiers des prêtres de la Communauté des chrétiens sont membres du cercle intérieur de la Société anthroposophique (Ahern 1984:47-48). Il semble que Steiner lui-même estimait que la séparation stricte était une nécessité initiale et que la collaboration des deux mouvements deviendrait de plus en plus étroite avec le temps (Gädeke 1990:367-69).
Ces relations privilégiées expliquent qu'il y ait chaque année des journées de discussion au plus haut niveau entre responsables de la Société anthroposophique et de la Communauté des chrétiens (Flensburger Hefte 1988a:33). Elles se concrétisent aussi dans le fait qu'il ne manque pas d'anthroposophes qui, suivant l'exemple de Rudolf Steiner, recourent aux services de la Communauté des chrétiens, par exemple pour la célébration d'obsèques (Easton 1980:304). Et si la Communauté des chrétiens peut être source de débats dans les rangs anthroposophiques, c'est sans doute parce que son existence même pose concrètement le délicat problème des relations entre anthroposophie et religion.
Jean-François Mayer


La Communauté des chrétiens et la Société anthroposophique

A l'époque même qui vit la naissance de l'Eglise catholique libérale, un phénomène non sans ressemblance se produisit dans le contexte anthroposophique; mais très différentes furent les circonstances qui conduisirent à la naissance de la Communauté des chrétiens:

«En 1921, quelques jeunes gens étaient allés voir Steiner et lui avaient demandé conseil, dans leur recherche d'une activité religieuse qui, rompant avec l'esprit des Eglises existantes, s'orienterait vers une spiritualité nouvelle. A l'Université, ils n'avaient pas trouvé ce qu'ils cherchaient, et ils se tournaient vers l'anthroposophie avec conflance, avec espoir. Après un bref temps de réflexion, Steiner accéda volontiers et activement à leurs désirs. Il avait toujours insisté sur le fait que la Société anthroposophique n'est pas une Eglise, et qu'elle n'a pas non plus le dessein de fonder une Eglise nouvelle. Elle laissait bien plutôt à chacun la liberté entière d'organiser sa vie religieuse comme il l'entendait. Aussi fallait-il qu'une volonté d'activité religieuse vienne d'ailleurs et que la responsabilité d'une fondation nouvelle repose sur d'autres personnes. Ces conditions une fois réalisées, Steiner pourrait apporter son aide.» (Rittelmeyer 1980:155)
Pendant l'été et l'automne de 1921, Steiner donna à ces jeunes gens deux séries de cours sur les possibilités de renouveau religieux. Le premier «acte de consécration de l'homme» (Menschenweihehandlung) - c'est ainsi qu'est dénommé le sacrement de l'autel dans la Communauté des chrétiens - fut célébré au Goetheanum de Dornach, le 16 septembre 1922, par Friedrich Rittelmeyer (1872-1938), pasteur protestant allemand auquel ses prédications avaient valu une large notoriété et qui était devenu anthroposophe; il résigna par la suite ses fonctions ecclésiastiques et prit la direction de la Communauté des chrétiens.
Bien qu'éloigné des interprétations du christianisme traditionnel, l'enseignement de Steiner adoptait une perspective christocentrique, et son initiative est donc moins surprenante que celle des créateurs de l'Eglise libérale. Il existait déjà un «Bund anthroposophischer Pfarrer», auquel appartenaient en Suisse non seulement des pasteurs protestants, mais également deux prêtres vieux-catholiques (Hugo Schuster et Neuhaus) (Gädeke 1990:277). Steiner leur avait donné certaines indications rituelles,
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vers 1918-19, notamment pour des célébrations (baptêmes, funérailles) demandées par des anthroposophes (Gädeke 1990:279-280); le rituel des funérailles de la Communauté des chrétiens correspond d'ailleurs à celui que Steiner avait donné à Schuster (Flensburger Hefte 1988b:l04-105), de même que le texte du culte religieux pour les écoles fondées sur sa pédagogie est identique à celui donné par Steiner pour le culte des enfants de la Communauté des chrétiens (Fiensburger Hefte 1988b:66-69). Peu d'adhérents du «Bund anthroposophischer Pfarrer» devinrent par la suite membres de la Communauté des chrétiens (Gädeke 1990:352).
A l'aide de ses facultés de «clairvoyance», Steiner dota donc la Communauté des chrétiens de ses formules liturgiques; il était présent lors du premier «acte de consécration de l'homme» (et ses obsèques furent d'ailleurs célébrées par Rittelmeyer selon le rituel de la Communauté des chrétiens), mais il ne le célébra jamais lui-même: Steiner agit en tant que conseiller et intermédiaire avec le monde spirituel, mais n'exerça jamais la moindre fonction de responsabilité au sein de ce mouvement.
Parmi les premiers prêtres ordonnés au sein de la Communauté des chrétiens en 1922 se trouvait une Suissesse, Gertrud Spörri (1894-1968) - la Communauté des chrétiens admet en effet aussi bien les femmes que les hommes au sacerdoce. La jeune théologienne bâloise joua même un rôle important dans t'impulsion qui déboucha sur un premier cours pour 18 théologiens en juin 1921 (Gädeke 1990:273-275). Gertrud Spörri était la seule non-Allemande du cercle fondateur, mais deux autres Suisses furent ordonnés en 1927 (Schroeder 1990:93). La Communauté des chrétiens s'implanta en Suisse dès 1926 (Schroeder 1990:99). Elle y est aujourd'hui solidement établie. Dans des villes comme Bâle, Zurich, Berne ou Genève, l'«acte de consécration de l'homme» est, dans la mesure du possible, célébré quotidiennement (le clergé de la Communauté des chrétiens exerce son ministère à plein temps). Il existe encore des groupes à Saint-Gall, à Aarau et à Schaffhouse (desservis par Bâle), à Coire (desservi par Saint-Gall), à Lucerne et à Bienne (desservis par Berne), à Ascona et à Lugano (également desservis par Berne), à Lausanne.
Des approches liturgisantes
Les approches proposées par l'Eglise catholique libérale et la Communauté des chrétiens présentent des parallèles, à commencer par le caractère profondémentritualiste de l'un et l'autre mouvement. Le service liturgique y est conduit avec beaucoup de soin. C'est autour de l'accomplissement de l'acte sacramentel que s'unissent les fidèles, auxquels il n'est demandé d'adhésion à aucune confession de foi dogmatique et qui restent en principe libres en matière de croyance (la communion est accessible à quiconque désire y prendre part). Bien entendu, nombre de ces fidèles sont familiers avec la vision théosophique, respectivement anthroposophique.
Dans les deux cas également, on observe une relation ambiguë entre ces groupes et les courants dont ils sont issus. Tant l'Eglise catholique libérale que la Communauté des chrétiens se défendent vigoureusement d'être une «Eglise théosophique» ou une
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«Eglise anthroposophique», mais cette question mérite un examen plus attentif.
En 1916, Leadbeater se félicitait de voir le mouvement naissant «entièrement dans les mains de théosophes» et le concevait comme un «canal pour la préparation de [la] Venue» de l'Instructeur du Monde - un instrument à mettre au service de celui-ci (Tillett 1982:172). La croyance à l'Instructeur du Monde figurait même au nombre des principes affichés par l'Eglise catholique libérale, mais en fut supprimée lors du synode épiscopal de janvier 1930 - après le refus de Krishnamurti d'assumer le rôle que les dirigeants de la Société voulaient lui faire jouer (Tillett 1982:236-237). La décision prise alors par Krishnamurti causa d'ailleurs, dans un premier temps, un profond trouble dans les rangs de l'Eglise libérale (Norton 1990:103-108).
En 1919 déjà, Mgr Wedgwood tenait à affirmer qu'on pouvait être membre de l'Eglise catholique libérale «sans avoir à donner quelque allégeance que ce soit à la Société théosophique ou quelque approbation de ses doctrines caractéristiques»; l'Eglise catholique libérale n'entendait pas s'adresser seulement ou en premier lieu aux théosophes (Piepkorn 1977:296). Il reconnaissait néanmoins que les adhérents à la Société et à l'Eglise se recoupaient dans d'importantes proportions et que tous les dirigeants de l'Eglise libérale étaient des théosophes (Tillett 1982:185). Ce qui ne signifie pas, en revanche, que tous les théosophes apprécièrent la naissance de l'Eglise: soupçonneux à l'égard des institutions religieuses, et plus encore de la référence catholique, un certain nombre de membres de la ST ne furent pas loin de voir dans cette initiative une perversion des principes théosophiques, voire une douteuse organisation qui utiliserait la Société pour ses propres buts (Platt 1982:30-34 et Norton 1990:16-18). Lors du Congrès théosophique mondial de Chicago, en août 1929, moins d'un mois après la percutante déclaration de Krishnamurti, la question des rapports entre la ST et l'Eglise catholique libérale donna lieu à de vifs débats: particulièrement dans la Section américaine de la ST se manifestait «une hostilité générale à l'égard de l'Eglise catholique libérale»(Bulletin théosophique, déc. 1929, pp.27-30).
Annie Besant déclara toujours se distancer de ceux qui auraient voulu faire de l'Eglise catholique libérale (ou de toute autre fonDe religieuse) la religion de la Société théosophique. Elle admettait en revanche que l'Eglise libérale s'inscrivait dans une perspective de «théosophisation» des religions, afin de leur rendre «les vérités telles qu'elles [leur] ont été données par leur fondateur»: «(...) sa mission est d'atteindre les chrétiens qui ne sont pas des théosophes et de leur rendre les joyaux précieux que le christianisme, tel qu'il est est enseigné par l'Eglise romaine et par l'Eglise protestante, a surchargés et perdus. Dans ce sens, c'est du christianisme "théosophisé", c'est-à-dire du christianisme rendu à son grand et riche héritage.» (Bulletin théosophique, février-avril 1920, p. 20)
Formellement et juridiquement, l'Eglise catholique libérale est une entité tout à fait séparée de la Société théosophique; infonnellement, les liens sont multiples: cette différence entre situation formelle et infonnelle porte en elle les gennes de conflits et de tensions (Pruter et Melton 1983:92-93). A plusieurs reprises, des ecclésiastiques «catholiques libéraux» ont eu le sentiment qu'il convenait de détacher totalement leur
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Eglise des influences théosophiques; aux Etats-Unis, cela a même provoqué quelques petits schismes.
De même que le rôle central d'éminents théosophes dans l'Eglise catholique libérale entraîna des amalgames, malentendus et oppositions qui forcèrent Annie Besant à réagir, l'adhésion parallèle d'un certain nombre de personnes à la Société anthroposophique et à la Communauté des chrétiens n'a pas fini de créer des frictions, ainsi qu'en témoignent certaines publications récentes (cf. Hüttig 1986).
Les premiers problèmes se produisirent dès 1922: fascinés par le culte de la Communauté des chrétiens, certains anthroposophes en arrivèrent à le considérer comme le «couronnement de l'anthroposophie» (Plato 1986:55). Sans doute faut-il y voir une expression de l'attitude décrite en 1946 par un périodique anthroposophe français à propos de ceux qui cherchent à combiner anthroposophie et religion:
«Ils ressentent à la fois les deux aspirations: celle d'un esprit aussi avide de connaissances spirituelles que l'oeil est avide de lumière - et celle d'une âme sensible, exigeante qui réclame sa part de douceur à l'abri des traditions, sa part d'enchantement dans la beauté des cultes, sa part d'amour divin que la Grâce fait pleuvoir sur eux comme l'eau du ciel sur la terre sèche. Il leur semblerait trop sec de ne se nourrir que d'idées, si sublimes soient-elles. Il leur faut le langage sensible des sacrements.» (Rihouët-Coroze 1978, I:272)
La liturgie de la Communauté des chrétiens ne pouvait manquer d'exercer son attrait sur une partie des anthroposophes - tout en ayant le sentiment de s'engager dans une activité cautionnée par Steiner lui-même. Il y eut des cas extrêmes de branches anthroposophiques locales, en Allemagne, qui fermèrent pour passer en bloc à la Communauté des chrétiens! Craignant l'affaiblissement qui risquait d'en résulter pour l'activité anthroposophique proprement dite, Steiner prit alors position: il déclara qu'il avait agi à titre purement privé en conseillant les prêtres de la jeune Communauté des chrétiens et précisa que celle-ci ne devait pas rechercher ses adeptes dans les rangs des anthroposophes, lesquels n'avaient pas besoin du complément d'une forme cultuelle (Wehr 1987:319). Rittelmeyer également présentait la Communauté des chrétiens comme dirigée en priorité vers les non-anthroposophes: «L'humanité dans son ensemble ne peut pas attendre que le but soit atteint. La plupart des gens ne s'intéressent guère à la lutte de cette conception du monde qui cherche à s'afftmler. Mais pour ces gens on peut concevoir l'importance d'un culte qui soit en parfaite harmonie avec la connaissance spirituelle anthroposophique; sans elle, il ne pourrait pas vivre; mais il n'enseigne pas, il ne présuppose pas cette connaissance spirituelle; un tel culte communique à l'homme d'une manière immédiate ce qui le relie à la réalité suprême.» (Rittelmeyer 1980:160-161)
D'autre part, selon Rittelmeyer lui-même, un certain nombre de personnes seraient «venues par nous [c'est-à-dire par la Communauté des chrétiens] à la Société anthroposophique» (cité par Hüttig 1986:53).
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Si la Communauté des chrétiens n'est pas la «branche religieuse de l'anthroposophie» , mais le fruit de la réponse apportée par les révélations de Steiner aux interrogations de jeunes théologiens, il n'en reste pas moins que les deux groupes ont la même source, puisque la théologie de la Communauté des chrétiens «se fonde pour l'essentiel sur la science spirituelle de Rudolf Steiner», qui qualifia un jour cette Communauté de «fille du mouvement anthroposophique» (Flensburger Hefte 1988a:59-60). La fondation de la Communauté put avoir lieu parce que Rudolf Steiner était «le messager d'une nouvelle époque christique» («der Bote einer neuen Christuszeit») (Flensburger Hefte 1991:22). La Communauté des chrétiens ne serait pas pensable sans l'anthroposophie, tandis que l'anthroposophie pourrait parfaitement exister sans la Communauté des chrétiens (Flensburger Hefte 1988b:94). Johannes Lenz, l'un des responsables de la Communauté (la Suisse relevait de sa juridiction jusqu'au début de l'année 1992), reconnaît que les prêtres de son mouvement sont aussi «en général» anthroposophes (Flensburger Hefte 1988a:19). Un chercheur britannique croit pouvoir affinner de bonne source que les deux tiers des prêtres de la Communauté des chrétiens sont membres du cercle intérieur de la Société anthroposophique (Ahern 1984:47-48). Il semble que Steiner lui-même estimait que la séparation stricte était une nécessité initiale et que la collaboration des deux mouvements deviendrait de plus en plus étroite avec le temps (Gädeke 1990:367-69).
Ces relations privilégiées expliquent qu'il y ait chaque année des journées de discussion au plus haut niveau entre responsables de la Société anthroposophique et de la Communauté des chrétiens (Flensburger Hefte 1988a:33). Elles se concrétisent aussi dans le fait qu'il ne manque pas d'anthroposophes qui, suivant l'exemple de Rudolf Steiner, recourent aux services de la Communauté des chrétiens, par exemple pour la célébration d'obsèques (Easton 1980:304). Et si la Communauté des chrétiens peut être source de débats dans les rangs anthroposophiques, c'est sans doute parce que son existence même pose concrètement le délicat problème des relations entre anthroposophie et religion.

Jean-François Mayer







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